l”ATTENDU” (1) Filiation Hermès, Zarathoustra, Idrîs, Henoch, Jésus… (19)
Sohrawardî et les Platoniciens de Perse – H. Corbin – Islam iranien II p. 23-25
Filiation Hermès, Zarathoustra, Idrîs, Henoch, Jésus…
« … Qui Sohrawardî se représentait-il au juste en parlant des Ishrâqîyûn, les philosophes ou théosophes « orientaux » ? Certes, on ne peut répondre de façon satisfaisante à cette question que par l’œuvre même de celui-ci, prise dans son ensemble, telle que s’en dégage son concept mystique de l’ »Orient ». Mais il y a lieu de se demander tout d’abord si cette dénomination était inconnue avant lui. Or, elle ne l’était tout à fait, nous en relevons des traces. On en trouve une indication, brève et étrange, dans un contexte qui permet d’expliquer la dévotion avec laquelle Sohrawardî associe les noms d’Hermès et de Zarathoustra/Zoroastre. Il y a une longue tradition hermétiste en Islam ; c’est aussi dans la ligne de cette tradition que s’inscrit le projet sohrawardien de « ressusciter » la sagesse des anciens Perses. D’autre part, on trouve la trace de philosophes « orientaux » chez son illustre prédécesseur Avicenne, et Sohrawardî a lui-même donné à ce sujet des explications qu’il importe d’avoir présentes à l’esprit, car l’on comprend alors l’ascendance spirituelle qu’il se donne à lui-même, et partant à ces Ishrâqîyûn, tels que seront nommés après lui les disciples du shaykh al-Ishrâq.
Un célèbre polygraphe, lui-même plus ou moins hermétiste (ob. 291/903), donne au cours d’une dissertation dont le propos est de décrire les classes des prêtres égyptiens la précision suivante : « La troisième classe de ces prêtres était appelée Ishrâqîyûn, ou les enfants de la sœur d’Hermès, celui qui est connu en grec sous le nom d’Hermès Trimégiste. Leurs paraboles et allégories sont parvenues jusqu’à nous 23. »
(23) : (Cf. Ibn Wahshîya, Ancient alphabet and hieroglyphic charachters, éd. V. Hammer, London 1806, p. 100 du texte arabe. Nous ne discernons pas encore les sources de l’information donnée par Ibn Wahshîya sur les Ishrâqîyûn comme étant « une catégorie de prêtres égyptiens ». Cependant notre collègue, le professeur Toufic Fahd, nous a fait amicalement sur ce point une suggestion précieuse, en nous signalant, à propos du K. romûz al-aqlâm, attribué à Ibn Wahshîya, une émigration de prêtres égyptiens vers le Yémen, laquelle pourrait se révéler grosse de conséquences jusqu’ici insoupçonnées. Aussi bien faudra-t-il réviser bien des jugements émis jusqu’ici sur l’œuvre d’Ibn Wahshîa. …)
Or précisément, cette ascendance hermétiste Sohrawardî la revendique pour lui-même, à plusieurs reprises. Hermès est regardé par lui non seulement comme l’ancêtre de toute sagesse, mais comme le héros archétype de l’extase mystique (infra chap.VI). De son côté, la tradition hermétiste islamique identifie Hermès avec Idrîs, et celui-ci avec le prophète Hénoch 24.
(24) : (Cf. « Abbâs Qommi, Safînat Bihâr al-anwâr,I, p. 444 ; Op. metaph. I, p. 300, lignes 12 ss.)
D’autre part, nous trouvons une information non moins significative dans le commentaire composé par ‘Abdorrazzâq Kâshânî (ob. Circa 730/1330) sur un célèbre manuel de théosophie mystique, les Fosûsv al-Hikam (« Les Chatons des sagesses des prophètes ») de Mohyiddîn Ibn ‘Arabî, ouvrage où chaque prophète est médité non pas comme s’insérant chronologiquement dans une période historique, mais comme typifiant un degré dans la hiérarchie de l’être et de la sagesse. Le commentateur précise que Seth, le fils d’Adam, est le prophète et l’initiateur des Ishrâqîyûn 25.
(25) : (Cf. ‘Abdorrazzâq Kâshânî, commentaire sur les Fosûs al-Hikam, chap. II, éd. Du Caire, pp. 43-44.)
Or chez ces derniers, et traditionnellement, Seth est identifié avec Agathodaimôn, et chez Sohrawardî le nom d’Agathodaimôn est cité le plus souvent en compagnie de celui d’Hermès. Indication d’autant plus intéressante que certains des anciens gnostiques, ceux qui furent dénommés Séthiens en raison de leur culte pour Seth, voyaient en Christ une épiphanie de Seth, tandis que d’autre part Seth était assimilé avec Zoroastre, lequel s’identifiait lui-même, dans une prophétie célèbre, avec le Sauveur à venir (« Moi c’est lui, et lui c’est moi »), le Saoshyant issu de sa race et futur rénovateur du monde 26.
(26) : (Cf. W. Bousset, art. Gnostiker in Realenc. Pauly-Wissowa,§ 6 ; Bidez et Cumont, les Mages hellénisés, II, p. 128. Sur le personnage gnostique de Seth, cf. encore Die Apokalypse des Adams, in A. Böhlig und Pahor Labîb, Koptisch-gnostiche Apokalypsen aus Codex V von Nag Hammadî, Halle-Wittenberg 1963, pp. 86 ss.)
Toutes ces indications sont chargées de sens pour une phénoménologie religieuse s’attachant à découvrir les intentions qui font « se montrer » ainsi à la conscience l’ensemble de ces figures et établissent entre elles ces connexions … »
In « En Islam iranien » Aspects spirituels et philosophiques II – Sohrawardî et les Platoniciens de Perse, Henri Corbin, nrf éd. Gallimard, 1971, pp 23-25.
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