Alice de la Cambre – 13 siècle (18)
Alice de la Cambre
HADEWIJCH (mil. XIII e s.)
Poétesse et mystique flamande de la première moitié du xiiie siècle, Hadewijch est l’auteur de poèmes d’inspiration courtoise, de lettres et de visions où l’amour, traité en thème privilégié, tend à se substituer à Dieu, au terme d’une expérience extatique dont l’expression passionnelle est rendue avec une particulière sensualité.
Les lacunes de sa biographie ont souvent permis de ranger Hadewijch parmi les mystiques de l’orthodoxie chrétienne. Pourtant, rien n’autorise à prétendre qu’elle fût moniale ou béguine. L’origine anversoise qui lui est attribuée date du xive siècle. Sa langue est brabançonne et sa parfaite connaissance de l’œuvre des troubadours accrédite l’hypothèse de Joseph Van Mierlo (De visioenen van Hadewijch, Louvain, 1924-1925) selon laquelle elle aurait appartenu à la classe aristocratique. Il y a tout lieu de croire que sa production littéraire s’échelonne de 1220 à 1240 environ.
En tout cas, sa Liste des parfaits amants, qui succède à la treizième vision et mentionne la béguine Aleydis « que maître Robert fit mourir pour son juste amour », a été rédigée entre 1236, date d’exécution d’Aleydis à Cambrai, et 1239, année où fut destitué l’inquisiteur Robert le Bougre.
Collectanea Cisterciensia 66 (2004) 83-96
Chrysogone WADDELL, ocso
Alice de la Cambre
REGARDS SUR SA VIE
Alice est une moniale cistercienne du treizième siècle au monastère
de La Cambre1.
Les nombreuses variantes de son nom :
– Alice,Aleydis, Aleyde, Alet, Adélaïde, Alix, Alizon, et même Alizette –
attirent d’emblée l’attention. Il y a longtemps, alors que, jeune
novice, j’ai fait sa connaissance dans le bréviaire cistercien, on l’appelait
bienheureuse Aleydis. Dans le Martyrologe Romain actuel,
elle devient sainte Aleydis2. Depuis quelques années, le nom de
«∞Alice∞∞» s’est rapidement répandu et c’est ainsi qu’elle est le mieux
connue dans les régions francophones et anglophones. Elle sera donc
«∞Alice∞∞» dans cette étude succincte de sa Vita – même si pour moi
personnellement, elle reste, et pour toujours, «∞Aleydis∞∞», puisque
c’est ainsi que je l’ai d’abord connue et aimée.
Nous en venons à connaître certains saints et à les aimer, après
une période de réflexion et de sérieux approfondissements. D’autres
(dont quelques-uns ne sont pas tout à fait «∞saints∞∞») semblent
prendre l’initiative. Ils font irruption dans nos vies presque avant
que nous ayons l’occasion d’apprendre quoi que ce soit à propos de
leur histoire et de leur mission. Pour moi, beaucoup sont de ce type.
Faut-il en nommer quelques-uns∞∞? Ignace d’Antioche, Alcuin, Pierre
Monoculus, Armand-Jean de Rancé (très certainement impossible
1 Près de Bruxelles. L’explication de ce nom sera donnée plus loin.
2 Typis Vaticanis, 2001, p. 315, n. 5*, à la date du 11 juin. L’astérisque indique que l’entrée
est propre à certains diocèses et à sa famille religieuse. Son culte fut autorisé en 1702 par
Clément XI pour la branche italienne de la Congrégation des Feuillants, c’est-à-dire la
Congrégation de Saint Bernard. C’est à partir de cette Congrégation que la célébration entra
dans le bréviaire cistercien en 1870, au rang de fête à trois leçons. En 1907, une extension
plus large lui fut accordée lorsque Pie X l’étendit aux diocèses de Belgique. Maintenant, la
bienheureuse est devenue sainte Aleydis. Certains articles de dictionnaires situent sa fête au
15 juin, ce qui est le cas au Diocèse de Malines. Bien que la date réelle de sa mort fût le 11,
les Cisterciens la célèbrent le 12 pour éviter une occurrence avec saint Barnabé auquel le 11
était attribué.
à canoniser), Thérèse de Lisieux, Joseph Cassant, Maria Gabriella,
Miguel Pro, et, de façon tout à fait unique, Alice, la moniale lépreuse
de La Cambre.
Durant mon noviciat, Alice n’était que l’un de ces nombreux
saints également obscurs, connus seulement grâce aux brèves notices
bibliographiques du bréviaire cistercien. L’ensemble de l’office
d’Alice provenait du Commun des Vierges. Son oraison même ne
comportait rien de particulier∞∞: sorte de patchwork qui rassemblait la
première partie de l’oraison du lundi de la Semaine sainte3 et la partie
finale de la prière sur le peuple du vendredi de la Semaine de la
Passion4. Une phrase intercalaire – intercedente beata Aleyde Virgine
tua – ficelait les deux parties. En substituant un autre nom au sien,
l’oraison aurait pu être priée en l’honneur de presque tous les autres
saints.
Grâce à une remarque occasionnelle du père-maître des jeunes
profès, frère Louis (mieux connu sous le nom de Thomas Merton),
les choses ont changé pour moi. Lors d’une de ses conférences, il
signala combien le latin de la Vita d’Aleydis était beau. J’en pris note
et le dimanche après-midi suivant, quand notre grande bibliothèque
fut ouverte –nous n’avions alors accès à cette bibliothèque bien fournie
que les dimanches et les jours de solennité entre none et vêpres –
je sortis et ouvris le gros volume des Bollandistes, les Acta Sanctorum,
où se trouve l’entrée du 11 juin5. La Vita anonyme ne couvrait
que onze ou douze colonnes, y compris le prologue et un certain
nombre de notes et de commentaires éditoriaux. Ce prologue s’avéra
quelque peu décevant. Comme beaucoup de prologues de vies de
saints, il comportait l’expression habituelle de la confusion d’un si
grand pécheur, osant s’aventurer à écrire à propos d’un personnage si
saint et si eminent∞∞; la référence, habituelle elle aussi, aux détracteurs
qui, très probablement, s’attaqueraient à la véracité de cette relation
pourtant entièrement digne de foi∞∞; les protestations d’usage quant à
l’évidence du manque de compétence littéraire de l’auteur (tout ceci,
bien sûr, exprimé avec l’élégance littéraire la plus raffinée). Voilà
qui n’augurait guère de mon introduction auprès d’Alice6.
Les premières lignes ayant trait à son enfance n’étaient pas plus
alléchantes. Elle était une enfant qui reste à la maison, domi semper
84 Chrysogone Waddell, ocso
3 Da, quaesumus, omnipotens Deus∞∞; ut, qui in tot adversis ex nostra infirmitate deficimus…
4 … liberati a malis omnibus, secura tibi mente serviamus.
5 Acta Sanctorum (3ème édition), Jun. II, p. 471-477.
6 Quatre siècles plus tard, lorsque HENRIQUEZ édita cette Vita pour sa collection Quinque
prudentes Virgines (Anvers, 1630), p. 168-198, il omit prudemment le Prologue.
à canoniser), Thérèse de Lisieux, Joseph Cassant, Maria Gabriella,
Miguel Pro, et, de façon tout à fait unique, Alice, la moniale lépreuse
de La Cambre.
Durant mon noviciat, Alice n’était que l’un de ces nombreux
saints également obscurs, connus seulement grâce aux brèves notices
bibliographiques du bréviaire cistercien. L’ensemble de l’office
d’Alice provenait du Commun des Vierges. Son oraison même ne
comportait rien de particulier∞∞: sorte de patchwork qui rassemblait la
première partie de l’oraison du lundi de la Semaine sainte3 et la partie
finale de la prière sur le peuple du vendredi de la Semaine de la
Passion4. Une phrase intercalaire – intercedente beata Aleyde Virgine
tua – ficelait les deux parties. En substituant un autre nom au sien,
l’oraison aurait pu être priée en l’honneur de presque tous les autres
saints.
Grâce à une remarque occasionnelle du père-maître des jeunes
profès, frère Louis (mieux connu sous le nom de Thomas Merton),
les choses ont changé pour moi. Lors d’une de ses conférences, il
signala combien le latin de la Vita d’Aleydis était beau.
J’en pris note
et le dimanche après-midi suivant, quand notre grande bibliothèque
fut ouverte –nous n’avions alors accès à cette bibliothèque bien fournie
que les dimanches et les jours de solennité entre none et vêpres –
je sortis et ouvris le gros volume des Bollandistes, les Acta Sanctorum,
où se trouve l’entrée du 11 juin5. La Vita anonyme ne couvrait
que onze ou douze colonnes, y compris le prologue et un certain
nombre de notes et de commentaires éditoriaux. Ce prologue s’avéra
quelque peu décevant. Comme beaucoup de prologues de vies de
saints, il comportait l’expression habituelle de la confusion d’un si
grand pécheur, osant s’aventurer à écrire à propos d’un personnage si
saint et si eminent∞∞; la référence, habituelle elle aussi, aux détracteurs
qui, très probablement, s’attaqueraient à la véracité de cette relation
pourtant entièrement digne de foi∞∞; les protestations d’usage quant à
l’évidence du manque de compétence littéraire de l’auteur (tout ceci,
bien sûr, exprimé avec l’élégance littéraire la plus raffinée). Voilà
qui n’augurait guère de mon introduction auprès d’Alice6.
Les premières lignes ayant trait à son enfance n’étaient pas plus
alléchantes. Elle était une enfant qui reste à la maison, domi semper
84 Chrysogone Waddell, ocso
3 Da, quaesumus, omnipotens Deus∞∞; ut, qui in tot adversis ex nostra infirmitate deficimus…
4 … liberati a malis omnibus, secura tibi mente serviamus.
5 Acta Sanctorum (3ème édition), Jun. II, p. 471-477.
6 Quatre siècles plus tard, lorsque HENRIQUEZ édita cette Vita pour sa collection Quinque
prudentes Virgines (Anvers, 1630), p. 168-198, il omit prudemment le Prologue.
est morata, qui probablement ne sut jamais salir son tablier en jouant
avec d’autres – type parfait de l’enfant sage que je déteste. Pourtant,
je poursuivis ma lecture avec courage et fus bientôt saisi par le mouvement
de la Vita ∞∞: elle exprimait ce qui touche à la profondeur et à
la beauté spirituelle d’une façon, elle aussi, très belle. La rhétorique
(concédons qu’elle soit légèrement surfaite par endroits) se trouvait
là comme servante d’une théologie et d’une spiritualité parfaitement
accordées à nous, jeunes religieux du début des années 1950 –
époque en laquelle on insistait fortement ici, à Gethsémani, sur la
souffrance vicaire et sur l’union à Jésus dans sa vie cachée et sa souffrance
rédemptrice. Spiritualité cistercienne, certes, mais une spiritualité
cistercienne qui offrait un caractère particulier, résumé en la
devise abbatiale de notre père abbé, dom James Fox∞∞: Deus crucifixus,
Dieu crucifié.
Soudain, il m’apparut clairement que la Vita Aleydis exigeait
davantage, bien davantage qu’une simple lecture méditée, et durant
plusieurs années, je n’ai cessé d’y revenir. De plus en plus, j’étais
impressionné par la pénétration spirituelle de l’auteur anonyme –
aumônier cistercien de La Cambre, qui écrivit, semble-t-il, quelque
dix ou douze ans après la mort d’Alice7. Quel que fût l’auteur, ses
intuitions spirituelles à propos d’Alice sont remarquables. Et non
moins remarquable son aptitude à exprimer ces intuitions dans un
langage qui fleure bon l’Écriture, la liturgie, et la RB. C’était un
auteur qui, à l’instar du récent théologien suisse Hans Urs von Balthasar,
possédait une conscience aiguë du fait que les saints se trouvent
à la source de la théologie et que leurs vies expriment, de façon
concrète, un certain aspect du mystère du Christ. Grâce à la pénétration
théologique de notre hagiographe anonyme, Alice, j’en suis
convaincu, mérite d’être située tout près de Thérèse de Lisieux et
d’Élisabeth de Dijon.
La lecture répétée de la Vita Aleydis a peu à peu renforcé ma première
impression de l’harmonieuse unité littéraire de ce texte bref.
Des analogies musicales me viennent facilement à l’esprit. Peut-être
est-il possible de comprendre ce que je veux dire en se référant à
deux types de composition musicale.
Alice de la Cambre 85
7 Simple conjoncture, conjoncture fondée cependant aux yeux de plusieurs auteurs. Ainsi
le dernier en date, fr. Edmond MIKKERS, «∞Meditations on the Life of Alice of Schaerbeek∞∞»,
in J. A. NICHOLS et L. T. SHANK (eds.), Hidden Springs, Vol. 3, Cistercian Studies Series 113,
(Kalamazoo, 1995), p. 412s, note 10, citant Fr. Martinus CAWLEY, dans l’introduction à St.
Alice the Leper (non paginé) dans l’édition et la traduction des Lives of Ida of Nivelles, Lutgard
and Alice the Leper (édition privée dans la série Guadalupe Translations, 1987∞∞; Our
Lady of Guadalupe Abbey, Lafayette, Oregon).
J’aime énormément la musique d’orgue du Scandinave Dietrich
Buxtehude (†1707), l’un des maîtres de Jean-Sébastien Bach. Un
musicologue éminent évoque «∞sa passion, son romantisme et son
imagination coloree∞∞» qui «∞déploient en alliance étonnante, la tendresse
italienne et l’angoisse de l’âme germanique toujours en quête
des ultimes mystères de la vie8∞∞». La majeure partie des grandes
oeuvres pour orgue de Buxtehude ont, à ce qu’il me semble, une
structure quelque peu problematique∞∞: une série de sections ou blocs,
tous différents et indépendants les uns par rapport aux autres, joués
successivement∞∞: un tronçon après l’autre. L’organiste peut parfois
extraire l’une de ces sections ou plusieurs, et les jouer comme des
compositions se suffisant à elles-mêmes.
Nombre de Vies de saints cisterciens sont ainsi concues∞∞: une série
de petites scènes juxtaposées, chacune éventuellement complète,
quitte à modifier plus ou moins l’ordre chronologique. Une telle
approche de la Vita Aleydis est tout à fait loisible∞∞: une série continue
de petites scènes. Ce type de lecture fut précisément choisi par
quelques-uns des auteurs qui se sont intéressés à Alice9. Pourtant, la
Vita Aleydis possède une structure plus subtile et infiniment plus
riche qui la rend assez proche de certaines musiques de chambre.
Dès le début de l’oeuvre, le compositeur présente deux ou trois
thèmes et procède ensuite à leur développement. Il les entrelace en
un tout organique qui conduit graduellement à un sommet et à leur
résolution. Pensez aux derniers quatuors de Beethoven. On trouve
une façon de faire un peu semblable dans l’opéra gigantesque de
Wagner, L’Anneau du Nibelung, en laquelle des leitmotive propres
aux divers personnages, objets ou situations reviennent à des
moments précis pour faire progresser l’action vers son sommet et sa
résolution. L’auteur de la Vita Aleydis organise de même son matériel
selon quelques thèmes ou images qui mènent à l’unité et relancent
l’action du récit. Je vais simplement présenter ici succinctement
deux de ces themes∞∞: celui du «∞lieu∞∞» et celui de la «∞lumière10∞∞».
86 Chrysogone Waddell, ocso
8 P.H. LANG, Music in Western Civilization (New York, 1941), p. 400.
9 Parmi eux, se trouve P. F. LEVAUX, Histoire populaire de la bienheureuse Adélaïde de
Schaerbeek (Schaerbeek, 1904)∞∞; DE MEYER, Leven van de H. Alice van Schaerbeek (Mechelen,
1942)∞∞; I. BEAUFAYS, Sainte Alice (Gembloux, 1942).
10 Ce travail fut déjà réalisé de façon détaillée dans ce qui est sans doute la meilleure
étude sur sainte Alice∞∞: Sr Edith SCHOLL, «∞The Golden Cross∞∞: Aleydis of Schaerbeek∞∞», p.
377-393 dans la collection nommée à la note 6. Le travail de Fr. Edmond MIKKERS, p. 395-
413, cité dans la même note, s’avère aussi très aidant∞∞: il présente de longs extraits de la Vita
dans la traduction anglaise, mais aussi un commentaire très pointu et des vues pratiques qui
montrent l’adéquation de ces textes pour la vie des cisterciens contemporains, pour d’autres
religieux et éventuellement pour toute personne, sérieusement décidée à suivre le Christ.
J’ajouterai quelques mots à propos d’un autre moyen littéraire utilisé
par l’auteur, peu différent du moyen géographique qu’employait
saint Luc dans les Actes des Apôtres, lorsqu’il décrit la mission des
apôtres en des cercles de plus en plus amples∞∞:
la Bonne Nouvelle
part de Jérusalem, est portée en Galilée, puis en Samarie, et plus au
nord, à Antioche∞∞; elle se répand ensuite dans toute l’Asie Mineure,
puis en Grèce et finalement à Rome même, centre du monde connu.
Ainsi, touchant Rome, il lui est possible d’embrasser le monde
entier. Mais quel est le point de départ d’une telle expansion∞∞? C’est
Jésus sur la croix.
La «∞structure geographique∞∞» de la Vita Aleydis
est encore plus complexe∞∞: tandis que l’aspect physique de la vie
d’Alice va diminuant, sa vie spirituelle, elle, se développe et prend
de l’envergure, elle englobe de plus en plus d’éléments. L’expansion
de sa vie spirituelle se révèle inversement proportionnelle à l’amenuisement
de sa vie physique. Ce thème pourtant se trouve si profondément
lié à celui du lieu que je traiterai les deux ensemble. Plus
loin, afin d’éviter les répétitions, je parlerai du thème du lieu en relation
avec celui de la lumière, car il arrive que les deux se rencontrent
dans la même scène.
Dans «∞la chambre de Marie∞∞», la lumière
La Vita débute par la description sympathique d’une petite fille
«∞aimable et gracieuse aux yeux de tous∞∞». Loin d’imiter Dina, la fille
du patriarche Jacob qui errait par les rues pour voir à quoi ressemblaient
les femmes de la région (Gn 34, 1-2), ce qui fut désastreux
pour elle, la petite Alice avait choisi Marie pour modèle. Elle demeurait
au secret de sa chambre, «∞fortifiant ainsi sa grace∞∞» (gratiamque
nutrientis). La grâce de Marie doit probablement être comprise ici
comme le mystère de sa proche maternité. Ainsi, Alice est-elle quelqu’un
qui «∞reste à la maison∞∞», fortifiant, tout comme Marie, sa
propre fécondité à venir dans le Christ. Nous rencontrons ici la première
référence notable à un lieu, puisque la «∞chambre de la Mère de
Dieu∞∞» est aussi le nom du monastère dans lequel la petite Alice va
entrer à l’âge de sept ans, ce dont il est question dans la phrase qui
suit immediatement∞∞: Camera Sanctae Mariae, «∞Maria Kammer∞∞»,
connue sous le simple vocable de «∞La Cambre∞∞» en langage familier,
à quelques kilomètres de Schaerbeek, actuel faubourg de Bruxelles.
Bref, les toutes premières années de la vie d’Alice sont déjà orientées
vers ce qui constituera sa vie, passée dans la «∞chambre de Marie∞∞», à
fortifier son unique vocation et à la déployer. Alice quitte maintenant
Schaerbeek pour gagner l’étroit enclos d’un monastère cistercien dont
elle ne sortira jamais.
Alice de la Cambre 87
C’est ici qu’apparaît le thème de la lumière. Dans le Prologue de
Grégoire au récit de la vie de saint Benoît, nous lisons que le jeune
Benoît «∞avait abandonné les études des lettres à Rome11∞∞». D’une
manière identique, Alice «∞abandonne les études des lettres∞∞» dans la
«∞chambre de Marie∞∞» et «∞grâce à la lumière de la véritable sagesse
reçue d’en haut∞∞», elle éclipsa bientôt, non seulement les fillettes de
son âge, mais ses aînées elles-mêmes. Ce n’est pas non plus hasard si
la liste des points forts d’Alice, qui suit immédiatement, s’exprime
en des termes empruntés à Jacques 1, 17, selon l’initiative du «∞Père
des lumières∞∞», de qui vient tout don parfait. Ce qui frappe dans cette
suite rythmée des sept dons reçus par Alice, c’est le fait qu’aucun ne
soit «∞surnaturel∞∞», qu’il s’agisse de sa nature sensible douée en tous
les domaines, de son intelligence déliée ou de sa mémoire imbattable12.
On regrette que l’auteur ne développe pas l’idée chère à l’auteur
de la Vita Beatricis, pour qui les dons surnaturels fleurissent à
partir des dons naturels, ce qui est tout à fait conforme à l’adage
théologique selon lequel «∞la grâce construit sur la nature∞∞». De la
sorte, la lumière surnaturelle qui devait baigner la vie et la mission
d’Alice, commence par la lumière qui permet à ses dons naturels de
s’éveiller et de s’épanouir au maximum.
Vient alors une superbe description d’Alice en sa maturité. Les
termes utilisés exhalent le parfum des degrés d’humilité de Benoît
(RB 7) et des trois degrés de vérité de Bernard avec ici, une insistance
sur le premier de ces degres∞∞: la connaissance de soi. Plus tard,
l’expérience d’Alice l’amènera à englober progressivement tous ceux
qui portent le fardeau de l’humaine condition pécheresse (deuxième
degré de vérité de Bernard), et aboutira à sa connaissance expérimentale
de Dieu (troisième degré de vérité de Bernard). L’ensemble
de cette section constitue un véritable directoire spirituel tout à fait
adapté à des cisterciens contemporains, comme il l’était aux moines
et moniales de la génération d’Alice13. Au cours de son noviciat
durant les années 40, frère Louis (Thomas Merton), avait déjà relevé
l’essentiel de cette partie de la Vita qui traite de l’humilité et de cet
amour parfait engendré par la crainte reverentielle∞∞:
88 Chrysogone Waddell, ocso
11 GRÉGOIRE LE GRAND, Dialogues, livre II, Prol.
12 … sensum eidem erogaverat in omnibus capacem, intellectum facilem, memoriam tenacem,
gratiam in conversatione, efficaciam in opere, in inceptis effectum, in studiis profectum.
13 Les lecteurs intéressés par un approfondissement de cette étude devraient le faire à partir
de l’analyse de ces textes qu’ont réalisée avec tant de finesse soeur Edith Scholl dans son
étude, «∞The Golden Cross∞∞: Aleydis of Schaerbeek∞∞» et frère Edmond Mikkers dans son
article «∞Meditations on the Life of Alice of Schaerbeek∞∞». Voir plus haut note 9, avec une
référence particulière aux pages 379-382 et 396-398.
(Cette partie) est un résumé de la théorie ascétique avec ses deux versants
réflexif et pratique. On y trouve par exemple l’enseignement
cistercien spécifique de la crainte de Dieu en tant que principe de
libération. Elle nous donne en effet la connaissance véritable de nousmêmes
et nous amène à nous détourner de nous, pour désirer Dieu de
toute l’ardeur de notre vouloir. C’est en ce sens que la crainte filiale
est le début de la sagesse. Sans elle, l’amour est impossible. L’auteur
ancien dit qu’en Aleyde, la crainte était la source d’où jaillissait
l’amour, puis, qu’en retour, c’était à partir de cet amour (non de la
crainte) qu’elle mortifiait ses sens et châtiait sa chair. Voilà une distinction
intéressante et subtile, tout à fait inhabituelle, où l’amour est
considéré ainsi en lien avec la crainte.
Autre conception ascétique interessante∞∞: la lumière de la vérité est
engendrée en son âme par la crainte (humilité) et par l’amour. Elle
cherche à donner naissance à la vérité ainsi conçue. Elle manifeste à
travers oeuvres et actions l’amour divin conçu en elle et obtient
encore la possession de Dieu lui-même par le mérite de son oeuvre
d’amour14.
Le thème de la lumière n’est qu’effleuré dans ce texte. Alice a
atteint le niveau de sa croissance spirituelle où elle respire dès lors
l’arôme qui émane des fruits de la Terre promise. Son oeuvre est
«∞illuminée par la lumière de Verite∞∞» (Veritatis lumine corde sic
fulgente) tandis qu’elle s’efforce d’expérimenter à travers l’amour ce
qu’elle a précédemment conçu par son intelligence. Situation classique
en laquelle l’intellect doit descendre dans le coeur. L’auteur va
maintenant développer son propos en relatant l’expérience intérieure
d’Alice en lien avec ses manifestations extérieures. Là encore, se
rencontre une référence indirecte à la lumière divine lorsque nous
lisons que les larmes de componction d’Alice jaillissent pour une
part de «∞la vision différée de la gloire de Dieu∞∞» (dilatione visionis
divinae gloriae). Dans le même contexte, on trouve cette affirmation
un peu plus explicite∞∞: elle «∞brille à l’extérieur parce qu’elle adhère
à l’image de Dieu qu’elle porte à l’intérieur, dans son coeur∞∞» (intus
Dei imagini quam in corde gessit adhærendo nituit). C’est ici que
nous lisons aussi, en termes de feu et de lumière, qu’«∞intérieurement,
elle brûlait et flambait par le feu de la chasteté, tandis qu’à
l’extérieur elle brillait et portait les fruits de la ‘nativite’∞∞» (intus
Alice de la Cambre 89
14 Tiré d’un texte non publié, Modern Biographical Sketches of Cistercian Blessed and
Saints, dont le titre original était The Valley of Wormwood, et reproduit dans les séries dupliquées
Cistercian Studies, Livre IV, p. 12 et p. 166-170, production privée de l’Abbaye de
Gethsémani (1954).
ardens et accensa igne castitatis, foris lucens et producens fructum
nativitatis). Bien des lecteurs se rappelleront ici le commentaire
d’Origène sur Jean 5, 35∞∞: le Baptiste y est présenté comme «∞une
lampe qu’on allume et qui brille∞∞». Il ne suffit pas de brûler, dit Bernard
à la suite d’Origène, encore faut-il briller. Ceci est si caractéristique
de l’enseignement de Bernard que le couple ardens-lucens
constitue la substance même de l’oraison de sa fete∞∞: Dieu tu as
voulu que saint Bernard rempli d’amour pour ton Eglise, soit dans ta
maison la lampe qui brûle et qui eclaire∞∞; accorde-nous, par son
intercession de vivre comme des fils de la lumière15.
En ce qui concerne le thème du lieu, notre auteur s’arrange pour
situer dans son récit la croissance d’Alice vers sa maturité spirituelle,
en référence – directe ou indirecte – aux principaux lieux réguliers
d’un monastère cistercien. Il décrit le comportement d’Alice par des
allusions à l’infirmerie (in infirmitate), au réfectoire (in refectorio),
dans le cloître (in claustro), au dortoir (in dormitorio), aux lieux du
travail (in labore), dans la salle de communauté (in colloquio). À ce
moment-là, sa sphère d’activité s’étend à l’ensemble du monastère et
ses relations humaines se réduisent aux membres de sa communauté.
Un exorde quelque peu prolixe de l’auteur introduit un «∞miracle∞∞»
dont il rend raison∞∞: Alice a dix-neuf ans∞∞; elle ramasse une bougie
tombée de la lampe du sanctuaire afin de l’allumer à nouveau (probablement
dans la sacristie). Le miracle de la bougie ré-allumée est
un lieu commun hagiographique. En fait de miracle, il n’y a pas
grand-chose de miraculeux. Notre auteur, pourtant, y trouve le matériel
d’un thème qu’il va bientôt développer – ce qui explique peutêtre
pourquoi il situe cet épisode à cet endroit quelque peu illogique,
puisqu’il se réfère à une jeune fille de dix-neuf ans, alors qu’il vient
de donner un portrait détaillé d’Alice en sa maturité, sans doute un
bon nombre d’années après sa profession monastique. Car Dieu
«∞allait l’embraser de la lumière de sa propre fulgurance∞∞» (ipsam
suae claritatis lumine fuerat accensurus). Qu’Alice se soit «∞retrouvée
avec en mains la bougie brillante de lumiere∞∞» en est le présage.
Ce «∞miracle∞∞» vraiment minime, reçoit donc une fonction de pivot
dans la structure de la Vita d’Alice, tout comme l’épisode qui lui succède
immédiatement, en lequel Alice, au cours d’un rêve-vision, voit
une croix d’or élevée au-dessus de l’autel d’un oratoire devant lequel
90 Chrysogone Waddell, ocso
15 Deus, qui beatum Bernardum abbatem, zelo domus tuae succensum, in Ecclesia tua
lucere simul et ardere fecisti, eius nobis intercessione concede, ut, eodem spiritu ferventes,
tamquam filii lucis iugiter ambulemus.
elle priait∞∞: la brillance de l’or est mêlée à la passion du Seigneur.
Sr Edith Scholl a bien fait d’intituler son étude perspicace sur Alice
«∞The Golden Cross∞∞: Aleydis of Schaerbeek16∞∞».
La signification de cet événement est exposée en detail∞∞: cette vision de la croix et de son
déplacement, nous manifeste «∞la passion du Seigneur, qu’à l’instar
de l’épouse du Cantique, Alice portait comme un bouquet de myrrhe
entre ses seins, et le fait que dans les douleurs du coeur et du corps,
elle se présentait elle-même à Dieu en tant que martyre, après que son
martyre fut consumé à l’intérieur d’elle-même17∞∞». La plupart d’entre
nous se souviennent que Bernard voyait dans le «∞bouquet de
myrrhe∞∞» (Ct 1, 12) la mémoire continuelle de Dieu18 et que ce texte
fut pyrogravé et enterré avec lui.
La chambre de la Rencontre dans tout son éclat
À partir de là, les thèmes du lieu et de la lumière reviennent fréquemment.
Alice devient lépreuse. Sa léproserie est présentée
comme un gage du parfait amour, procurant à l’Époux la possibilité
de visiter son épouse. La précédente allusion faite à la chambre
(cubiculum) en laquelle elle vivait, fillette à Schaerbeek, préfiguration
de sa vie ultérieure passée dans la camera Sanctae Mariae à La
Cambre, se transforme en «∞chambre de son intimite∞∞» (cubiculum
mentis suae). Alice y est libre de se donner tout entière à son Époux.
Mais ceci implique qu’elle soit séquestrée, loin de la communauté.
Or, la communauté reste inconsolable d’avoir perdu la «∞fulgurance
d’une telle lumiere∞∞» qu’était devenue Alice. Son lieu propre est
désormais la poitrine du Christ et ses blessures, vers lesquelles elle
s’envole et où elle trouve refuge. Le Seigneur a sa propre domus, il
enivre de l’abondance de sa plénitude le coeur de sa bien-aimée.
Nous reconnaissons là une allusion au psaume 35, 9∞∞: «∞Ils s’enivrent
de l’abondance de ta maison.∞∞»
Après quatre ans ou presque, elle quitte sa première léproserie pour
une demeure spécialement construite pour elle, non loin de l’abside de
l’oratoire du monastère. Le thème du lieu est maintenant développé
avec une extrême richesse théologique. Le Seigneur apparaît à Alice le
jour où elle entre dans sa nouvelle demeure. Debout au milieu de la
Alice de la Cambre 91
16 Cf. note 9.
17 Cujus crucis visio similiter et transmissio, non indebite passionem Domini, quam
more Sponsae ut fasciculum myrrhae inter uber deportabat, nobis demonstrat∞∞; et quod cordis
corporisque afflictione martyrio in se consummato, Martyrem se Deo praesentaret. Vita
n. 8, p. 473.
18 BERNARD, SCt 43.
pièce (in medio domus), il lui tend les bras, la prend dans ses bras et
l’embrasse en disant∞∞: «∞Sois la bienvenue, toi, ma très chère fille. Il
est bien que tu viennes, toi que je désire depuis si longtemps, dans
cette tente qui me convient.∞∞» La demeure devient tabernaculum, la
tente où Dieu était présent dans le désert et se rendait accessible à son
ami intime, Moïse. Une touche de familiarité particulière se fait jour
lorsque Jésus promet à Alice d’être son cellérier – seul endroit de toute
la littérature hagiographique, à ma connaissance, où Jésus reçoive ce
titre, même si celui-ci se trouve en parfaite harmonie avec la RB qui
décrit le cellérier comme devant être un père pour la communauté dans
son ensemble (RB 31, 2). Mais le thème de la chambre intérieure
d’Alice demeure premier, tandis que, pour se préparer à recevoir l’Eucharistie,
elle a l’habitude de rendre sa chambre nuptiale apte à recevoir
son Époux. Quand vint le moment pour Alice de recevoir l’Eucharistie,
«∞elle sentit que le Seigneur ouvrait son coeur comme s’il eût
été une porte19∞∞». Mais le coeur d’Alice est tout aussi bien un jardin où
le Seigneur daigne entrer «∞avec une joie inexprimable, une douceur
incomparable, et une jubilation spirituelle indicible20∞∞».
Il semble bien que l’appartement d’Alice fut suffisamment grand
pour comporter un oratoire. Une femme avait l’habitude de se tenir à
proximité pour entendre la messe et prier.
Un jour, elle vit l’extérieur de l’oratoire complètement enveloppé
comme par une flamme de feu. Se dressant pour regarder à l’intérieur
(par la fenetre∞∞?), elle aperçut l’épouse du Christ pour ainsi dire tout
en feu et vit la gloire de Dieu qui demeurait à l’intérieur de la pièce –
une gloire dont la brillance semblait dépasser incomparablement la
splendeur de toute pierre précieuse, de tout joyau21.
Un défi théologique expérimenté par Alice mérite une mention
particulière. Elle aimait très spécialement la fête d’Ursule et des onze
mille vierges – saintes qui rassemblaient en elles la gloire de la virginité
et celle du martyre. Étant donné qu’il lui était impossible de
chanter l’office parmi ses soeurs de la communauté, Alice se précipita
vers le Seigneur, le priant, «∞après la détresse de la vie presente∞∞
», de ne pas permettre qu’elle «∞soit séparée à tout le moins de
ses compagnes22∞∞». Le thème du lieu, ici, joue au moins de façon
indirecte. La réponse du Seigneur est curieuse∞∞: «∞Ma très chère fille,
92 Chrysogone Waddell, ocso
19 Quando vero hora instabat Sanctum Sanctorum percipiendi, sensit cor suum more ostii
a Domino sibi aperiri… Ibid., n. 13, p. 474.
20 Ibid.
21 Ibid., n. 14.
22 Ibid., n. 16.
ce ne sont pas ces vierges qui seront tes compagnes, selon ton désir.
Tu seras bien plus élevée dans mon royaume.∞∞» Mais ceci ne correspondait
pas à ce que voulait Alice. Elle voulait être avec ses soeurs et
non pas au-dessus d’elles23. Le jeune Thomas Merton eut une intuition
remarquable quant à ce «∞probleme∞∞»∞∞:
Nous avons du mal à comprendre de tels énoncés au sujet du ciel –
énoncés en lesquels les âmes sont dites plus ou moins élevées les
unes par rapport aux autres – et ce, en raison de notre notion terrestre
de la dignite∞∞: sur terre, élévation sociale implique distanciation des
subalternes. Nous n’imaginons pas que la joie des âmes «∞les plus
elevees∞∞» dans le ciel – et en fait, ce qui les rend plus élevées – est la
joie de leur charité plus vaste, qui s’exprime en ruisselant sur les
âmes qui sont moins élevées. On les dit plus élevées parce qu’elles
ont davantage à donner, davantage à communiquer aux autres. Et,
bien sûr, ce don de leur propre joie les unit de façon plus intime, plus
totale à celles auxquelles cette joie est partagée, c’est-à-dire à toutes
les autres âmes du ciel. Il ressort de ceci qu’en fait, promesse était
donnée à la bienheureuse Aleyde de se trouver plus proche des
vierges martyres en étant à une place plus élevée dans le ciel qu’elle
ne l’eût été en demeurant simplement à leur niveau24.
Une autre scène encore a trait au thème du feu et de la lumière.
Cette fois-ci, Alice lève les yeux au ciel en chantant le onzième
répons de l’office de la nuit pascale∞∞: Surrexit Dominus. Il faut en
avoir sous les yeux le texte complet, pour saisir la réelle portée de
l’evenement∞∞:
R. Le Seigneur s’est levé de la tombe, alleluia, lui qui pour nous a été
pendu au bois, alleluia.
V. Que le ciel soit en fête, que la terre se réjouisse devant la face du
Seigneur.
Alice voit alors les cieux ouverts comme s’ils étaient un tombeau,
et une brillance semblable à une fournaise sortait et enveloppait le
monastère tout entier de son feu, à tel point que sa léproserie ellemême
paraissait prête à être consumée. Voilà qui est plus frappant
qu’on ne pourrait le penser au premier abord. En effet, c’est le
monastère, lieu de résidence des soeurs d’Alice qui est embrasé en
premier du feu qui jaillit du tombeau du Christ ressuscité. Alors seulement,
l’habitation d’Alice reçoit quelque chose de ce feu, à partir
du monastère.
Alice de la Cambre 93
23 Le latin n’est pas très clair. Jésus fait-il allusion à la place d’Alice au ciel avec ses
soeurs, ou à sa place au ciel avec les onze mille vierges∞∞?
24 Page 169 de l’ouvrage cité à la note 14.
Le rayonnement d’Alice
La Vita entre maintenant dans un nouveau développement. Jusqu’ici
la sphère d’activité d’Alice était sa seule communauté. Elle
s’étend dès lors et englobe les autres personnes. D’abord celles qui
souffrent au purgatoire et dont elle partage les douleurs pénitentielles.
Bientôt cependant, sa compassion s’élargit et va jusqu’à envelopper
le genre humain dans son ensemble, vivants et morts. Son
espace personnel est réduit, mais sa mission est aussi vaste que le
monde. L’univers entier devient, pour ainsi dire, sa mission.
Sur le point de mourir, Alice devient grabataire. Le 11 juin 1248
ou 1249 (on discute de la date exacte), fête de saint Barnabé, elle
reçoit les derniers sacrements. Mais elle devra vivre une année
encore. L’année la plus féconde de sa vie.
Son expérience de la lumière physique diminue lorsque son oeil
droit perd la vue. Elle offre cette perte au «∞Vrai Père des lumieres∞∞»
au profit du nouvel élu, Guillaume, comte de Hollande, roi des
Romains, afin que le regard de connaissance véritable et d’intelligence
l’illumine25. De même, elle perdra plus tard l’usage de l’oeil
gauche et offrira cette perte en faveur du roi saint Louis, alors en
croisade, «∞afin que le regard de lumière de Dieu l’illumine26∞∞». La perte de la lumière physique par Alice, signifie la communication à
d’autres, de la lumière spirituelle.
Sa sphère d’activité se réduit encore à la Septuagésime. Jusqu’à
cette date, il lui avait été possible de clopiner depuis le fond de l’oratoire
jusqu’à sa léproserie. Mais voici qu’elle réalise à quel point,
tous ces derniers temps, le trajet a été douloureux27. Devenue complètement
handicapée du pied droit, elle est confinée aux quatre murs
de sa chambre28. Pourtant, le domaine de son activité extérieure
s’étend encore, au point de compter même ceux qui subissent les
souffrances de la damnation en enfer (ce qui est malaisé à expliquer
en termes théologiques).
Du 30 mars au dernier jour de sa vie – sauf les deux journées qui ont
immédiatement précédé la séparation de son corps et de son âme, elle
fut si atrocement torturée que trois ou quatre fois par jour, elle affirmait
supporter des tourments terribles et horriblement douloureux,
tantôt en enfer, tantôt au purgatoire.
94 Chrysogone Waddell, ocso
25 Vita, n. 23, p. 475.
26 Ibid., n. 27, p. 476.
27 Ibid., n 24, p. 475-476.
28 Ibid., n. 25, p. 476.
Et pourtant, «∞elle demeurait toujours, d’une certaine façon, dans
les embrassements de Jésus29∞∞». C’était maintenant le véritable
«∞lieu∞∞» d’Alice∞∞: dans les bras de Jésus.
D’autres exemples sont donnés du champ d’apostolat d’Alice par
la souffrance, mais ils ajoutent peu de choses aux paragraphes précédents,
sauf peut-être la vision du Sauveur crucifié le vendredi saint.
Bien qu’elle fût totalement aveugle, Alice supplia de contempler
Jésus «∞ses mains ensanglantées, ses pieds percés de clous, son côté
transperce∞∞» par la lance. Et sa demande est exaucée, son ardeur en
est décuplée afin que l’ensemble du genre humain puisse goûter la
joie de son Rédempteur30.
Alors que la sphère d’humanité à laquelle Alice est maintenant
identifiée, s’est dilatée au point d’englober le genre humain tout
entier, la sphère de son activité physique est réduite à presque rien.
D’abord recluse en sa petite domus de lépreuse, puis à son lit, Alice
paralysée n’a plus désormais que la maîtrise de sa langue. Elle s’en
sert pour chanter les louanges de Dieu∞∞: «∞Sa langue, avec laquelle,
aussi longtemps qu’elle le put, elle chantait sans interruption les
louanges de Dieu31.∞∞»
La description de la mort d’Alice est particulièrement émouvante,
riche en évocations scripturaires et liturgiques. Elle débute le vendredi
et se poursuit le samedi. Nous sommes après complies et ce
corps toujours vivant, mais oppressé par la lèpre – telle une épouse
ornée de sa parure nuptiale se prépare aux noces – se hâte vers le
portail de la mort. Elle fait ses adieux à ses amis, recommande son
âme à Dieu et, quand pointe l’aurore, sommeille et se repose (allusion
au psaume 4 de complies). Elle se renverse sur son «∞petit lit∞∞»,
le «∞petit lit∞∞» qui symbolise la vie ascétique et contemplative dans
les écrits patristiques. Au moment où se lève le soleil – nous comprenons
qu’il s’agit du Soleil de Justice, le Seigneur qui ressuscite –
elle soupire doucement et remet son âme. Les termes sont ici
empruntés à l’Évangile et au récit de Jésus remettant son esprit sur la
croix. Bref, la mort et la résurrection du Seigneur Jésus enchâssent la
mort d’Alice. L’ensemble du texte est d’une extrême beauté32.
La dynamique de la Vita d’Alice touche à sa fin. Alice, dont la
sphère d’activité physique s’était graduellement et inexorablement
Alice de la Cambre 95
29 Ibid.
30 Ibid., n. 30, p. 476.
31 Ibid., n. 31, p. 476.
32 Ibid., n. 32, p. 476-477.
réduite, trouve son lieu pour l’éternité avec les anges de l’ordre le
plus élevé, chérubins et séraphins. Leur essence même est de brûler
d’un flamboiement d’amour et de gloire dans la louange du Dieu
vivant. Toutes les allusions précédentes à la lumière et aux flammes,
tant à l’extérieur qu’en Alice elle-même, qu’elles fussent naturelles
ou surnaturelles, trouvent leur accomplissement au moment où Alice
devient elle-même présence embrasée devant la face de Dieu. Le
thème du lieu, lui aussi, reçoit un accomplissement triomphal dans le
cortège de tous les habitants du ciel conduits par notre Seigneur Jésus
Christ et sa Mère Marie afin de la mener à la Jérusalem céleste. Il ne
faut pas négliger le délicat humour de cette scène. Si, dans le répons
traditionnel pour recommander l’âme à Dieu, on fait appel aux saints
et aux anges afin qu’ils viennent escorter le défunt et le présenter
devant le Très-Haut33, dans notre texte, c’est Jésus et Marie qui
conduisent la procession de bienvenue. Et Jésus, qui avait accueilli
Alice lors de son entrée dans sa léproserie, maintenant encore l’embrasse
et la reçoit, la proclamant vierge et martyre et lui assignant une
place au milieu des chérubins et des séraphins. Tous les symboles et
les images des paragraphes précédents trouvent ici leur résolution34.
Dans son étude sur la Vita Aleydis, le jeune Thomas Merton ecrivait∞∞:
La vie d’Aleyde de Schaerbeek, rédigée par un moine qui lui était
contemporain, est non seulement une réflexion objective sur une
grande mystique, mais tout à la fois un traité concis et pratique d’ascétisme
cistercien. Le premier chapitre, celui qui a trait à ses vertus
monastiques, devrait être mis entre les mains de tout moine, de tout
frère convers de l’Ordre35.
Nul parmi ceux qui auront lu et approfondi cette Vita n’y serait
opposé, sauf peut-être à suggérer que l’on mette entre les mains de
tous les membres de notre Ordre la Vita dans son ensemble. Car vraiment,
ces quelques paragraphes n’ont rien perdu de leur à-propos
pour notre génération d’après Vatican II et il en sera encore de même
pour les générations à venir.
Abbey of Gethsemani Chrysogonus WADDELL, ocso
3642 Monks Road
Trappist, KY 40051-6152
U.S.A.
96 Chrysogone Waddell, ocso
33 Subvenite, Sancti Dei, occurrite Angeli Domini, suscipientes animam eius, offerentes
eam in conspectu altissimi.
34 Ibid., n. 33, p. 477.
35 Page 166 de l’ouvrage cité à la note 14.
Lakmé.
Ma bien-aimé.
Pourrais-tu un jour me regarder ?
C’est l’hiver en ton cœur,
Où est passée ton ardeur ?
Je voudrais tant,
Je voudrais
Un seul jour t’aimer,
Pour que tu me voies à tes pieds,
Suppliant et contrit devant ta beauté
Ma Lakmé.
C’est dans un monde sans bruits qu’elle naquît.
Un monde sans vie.
Est-il encore possible pour elle d’aimer
Dans ce monde solitaire où tout l’effraie ?
Il n’y a plus rien à faire,
Il est trop tard pour la tirer d’affaire.
Regarde ses cheveux bruns qui volent
Regarde ses yeux noirs qui papillonent
Bientôt cela ne sera plus à toi
Car plus jamais tu ne seras roi.
Marche mon enfant,
Marche au devant du vent !
Il n’y a rien ici que tu puisse fuir,
Rien qui ne puisse s’enfuir
Regarde au loin la lune haute
Ne cesseras-tu donc jamais d’être sotte ?
C’est à l’aube de la nuit qu’elle finit
Doucement, tendrement, sa vie.
Il n’y avait rien de plus qu’ailleurs,
Alors pourquoi cette soudaine ardeur ?
Rien ne pouvait la protéger,
Rien ne l’a fait.
“Sais-tu que le son de ta voix me manque ?
Sais-tu que l’image de ton doux sourire me hante ?
Ne crois-tu pas, que, pour une fois,
Tu aurais pu, avant de partir, me laisser seul avec toi ?”
Marche mon enfant,
Marche au devant du vent !
Il n’y a rien ici que tu puisse fuir,
Rien qui ne puisse s’enfuir
Regarde au loin la lune haute
Ne cesseras-tu donc jamais d’être sotte ?
“Sur la tombe lunaire,
Où tombent donc tes pleurs amers ?
Tu n’as pas voulu me suivre,
Tu n’as pas voulu survivre.
Mais que serais-je sans toi,
Dis-le moi ?”
Marche mon enfant,
Marche au devant du vent !
Il n’y a rien ici que tu puisse fuir,
Rien qui ne puisse s’enfuir
Regarde au loin la lune haute
Ne cesseras-tu donc jamais d’être sotte ?
Regardez, regardez !
La nymphe aux cheveux d’or s’est posée,
Près de l’étang, le long des prés !
Mais quelle est donc cette tristesse qui l’enveloppe
Lui pâlissant le teint tel à une morte ?
Soupire la nymphe puis s’effondre,Elle regarde l’eau qui s’étend
Elle regarde le soleil blanc
Car son cœur lentement s’est brisé,
Si triste que ses larmes ne roulent même pas sur le sol,
Si triste que ses yeux autrefois moqueurs fixent sans vie le lointain,
Sans même voir ceux qui s’approchent sans fin, et passent devant ses yeux éteints…
Rien ne peut la faire sourire,
Rien ne peut plus la faire rire.
Son amant s’est échappé comme la lune le matin,
Sans un mot de vie, sans un mot d’amour
“Qu’aurais-je du faire dîtes-moi ?”
Soupire la nymphe qui s’effondre,
Le regard au loin dans les abysses profondes.
Le temps dort, silencieux en ton cœur
En un jour, en une seule heure,
Crois-tu être capable de me faire peur ?
Car je veux que tu m’effraies,
Au point où je ne puisse plus t’oublier…
Oui, je veux que tu m’effraies,
Pour te voir dans chaque ombre de la nuit,
Et pour qu’à toi seul appartienne mes cris…
Crois-tu qu’il soit trop tard ?
J’aurais tant aimer te voir…
Soupire, soupire tant que tu veux,
Cela n’écrasera jamais mon rire heureux !
Lorsque je m’endors auprès de toi,
Apaisée, pleine de félicité, sans aucunes lois,
Car c’est à tes côtès que j’ai décider de marcher,
A tes côtès que j’ai décider d’aimer !
Hadewijch. (a) Hadewijch (milieu du XIII ème siècle) est une poétesse et une mystique flamande. Dans ses poèmes d’inspiration courtoise, l’ amour tend à se substituer à Dieu par une expérience extatique décrite avec une particulière sensualité.
(b) Hadewijch serait née à Anvers, mais rien ne dit qu’elle fût dans un monastère ou un béguinage. Joseph Van Mierlo (“De visioenen van Hadewijch”, Louvain, 1924-1925) s’appuie sur sa langue brabançonne et sa connaissance des troubadours pour supposer son appartenance à l’aristocratie. Son oeuvre a du être écrite entre 1220 à 1240. La “Liste des parfaits amants”, contenant 107 noms, dont 57 contemporains de Hadewijch, fait référence à Aleydis de Cambrai <<que maître Robert fit mourir pour son juste amour>>. Elle n’a pu être écrite qu’entre 1236, la date d’exécution d’Aleydis à Cambrai et 1239, la date de la destitution du zélé inquisiteur Robert le Bougre .
(c) Comme Bloemardinne de Bruxelles (morte en 1335), Hadewijch de Brabant assimile l’ amour séraphique à l’amour charnel ou l’amour de Dieu à l’ amour physique .
- <<L’Amour n’est justiciable de personne, mais tout est justiciable de lui. (Hadewijch)>>.
Ceci aurait pu être dans la correspondance d’ Héloïse (1101-1164) et de Pierre Abélard (1079-1142) un siècle plus tôt.
(d) Hadewijch identifie Dieu et La Création à la manifestation de l’amour.
- <<La onzième heure innommée est celle où l’amour possède avec violence celui qu’il aime, en sorte que notre esprit ne peut s’écarter de l’amour un seul instant, notre cœur ne peut désirer, notre âme ne peut aimer nulle chose hors de lui. L’amour rend la pensée de l’homme si simple qu’il ne peut songer ni aux saints, ni aux hommes, ni au ciel, ni à la terre, ni aux anges, ni à lui-même, ni à Dieu, mais au seul amour qui a pris possession de lui, toujours présent, toujours nouveau. (Lettre XX)>>.
Voir Tribunal d’Inquisition . Extase de Sainte Thérèse . Amauriciens. Mechthild von Magdeburg .
L’accusation d’hérésie était un moyen de défense contre une certaine critique, directe ou indirecte, du relâchement du clergé, qui n’était pas sans fondement. Petrus Cantor, combattant les ordalies, donne justement l’exemple de pieuses femmes de Flandre, accusées d’avoir eu des relations avec les Cathares, ou simplement persécutées, parce qu’elles refusaient de consentir à ces faiblesses. Voir le cas d’Aleydis de Cambrai, réhabilité en quelque sorte par l’indignation générale, la condamnation de son juge et le souvenir que lui consacre Hadewijch. — Il semble que pour l’opinion populaire, comme pour les théologiens, l’ascétisme des spirituels et surtout leur prétention de trouver Dieu dans l’âme sans intermédiaire, ait provoqué des soupçons et créé des préjugés hostiles. Ce qui conduisit Jeanne d’Arc au bûcher, outre les haines politiques, fut le caractère immédiat de sa mission, reçue d’une autorité intérieure et qu’une autre instance serait tentée de mettre en question. Ce fut aussi la psychologie sans nuance du Moyen-Âge, pour qui l’extatique ne pouvait être que ministre de l’Esprit-saint ou suppôt de Satan. On sait que la thèse selon laquelle Jeanne aurait été tertiaire franciscaine s’appuie exclusivement sur le fait qu’un document contemporain (Chronique de Morosini, année 1429, éd. de la Sté d’Histoire de France, Paris, 1901, t. III, p. 92) la déclare expressément béguine. — Tout à l’inverse, le conflit que la sainte béguine Lydwine de Schiedam soutint avec son curé, dans la circonstance notamment où celui-ci refusa de traiter comme consacrée une hostie tombée du ciel entre les mains de la jeune fille, faillit se terminer tragiquement pour le prêtre, contre qui le peuple avait pris parti. — Pour juger avec équité de ces conflits et de certaines erreurs, il faut prendre conscience de la délicatesse du problème posé à chaque génération sous une forme nouvelle par le double caractère de l’Église : société d’âmes à qui Dieu est immédiatement présent, et société de personnes ordonnées dans une hiérarchie visible. Il faut qu’ici et là passe un même courant de grâce : que la volonté infidèle s’y oppose d’une part ou de l’autre, est un malheur, car la moindre faute à ce niveau élevé porte des conséquences incalculables, et c’est de siècle en siècle que nous suivons, dans la trame de l’histoire, la déchirure.
La révolution des béguines (Mohammed Taleb)
Pubblicato da Fausto Ferrari
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À la fin du XIIe siècle, un mouvement chrétien ne cesse de prendre de l’ampleur: les béguines, des femmes qui vont incarner, aux marges de l’Église, une nouvelle conscience du sacré. Spirituel, littéraire, théologique, social: leur apport sera multiple. Considérées comme une menace par le pouvoir ecclésial, elles sont condamnées pour hérésie en 1311.
Les béguines appartiennent à un « mouvement » chrétien original apparu vers la fin du XIIe siècle, qui se prolongera jusqu’au XVe siècle. Implantée essentiellement en Belgique, aux Pays-Bas, au Luxembourg, en Allemagne, en France et en Suisse, cette dynamique a fertilisé une grande partie de l’existence des femmes de ce temps. Spirituelle, leur contribution s’est aussi exprimée en poésie, en théologie et dans la vie sociale. Aux marges de l’Église, les béguines ont incarné une nouvelle conscience du sacré, dans laquelle s’entremêlent leur féminité, leur art, une perception aiguë du divin et une expérience inédite du monde. Certains auteurs font du mouvement béguinal l’ancêtre du féminisme contemporain, d’autres la matrice de la mystique féminine, d’autres encore une composante de la mouvance des hérésies.
Pour saisir correctement ce mouvement, notamment la capacité de subversion dont il fit parfois preuve, il faut comprendre l’importance de deux grandes distinctions en cours à l’époque, le clerc et le laïc, d’une part, le masculin et le féminin, d’autre part. Elles sont le fruit d’un long processus socioreligieux qui remonte aux origines même du christianisme. Par ailleurs, la relation entre les deux termes de ces deux couples est fortement hiérarchique: le clerc prime sur le laïc, le masculin prime sur le féminin.
Libres de toute tutelle paroissiale
Tel est en tout cas le discours de l’Église, qui mobilise souvent les Épîtres de Paul adressées aux Corinthiens et à Timothée. Dans ces textes, les femmes sont appelées au silence, à la soumission et à la reconnaissance de la supériorité de l’homme, de même qu’ils soulignent l’interdiction faite aux femmes d’enseigner… Les premiers regroupements de béguines sont attestés dans le diocèse de Liège, à Nivelles, autour de Marie d’Oignies (1177-1213). À Cologne, on repère des béguines en 1223. Vingt ans plus tard, elles seront un millier dans cette ville. Elles sont 1300 à Bruxelles, en 1372. Un témoignage capital est donné par une lettre de Jean XXII à l’évêque de Strasbourg, selon laquelle il y aurait 200 000 béguines en Allemagne occidentale. Mais à l’échelle de l’Europe, selon la sociologue Silvana Panciera, « on parle d’à peu près un million de béguines au sommet de l’expansion du mouvement au XIIIe siècle, mais cela n’est qu’une estimation non-documentée ».
Grande poésie en langue vulgaire
Quoi qu’il en soit, le mouvement béguinal dispose d’une fantastique audience auprès des femmes des diverses classes sociales urbaines (noblesse des villes, artisans, bourgeoisie). Ces femmes vont se regrouper en communautés, les béguinages, dont il reste des exemples dans la Belgique flamande. Ces communautés échappaient à la tutelle des paroisses, et donc du curé local, mais aussi des ordres religieux reconnus – les dominicains et les franciscains essayant de prendre la direction spirituelle du mouvement.
Les béguines y vivaient en collectivité, tout en faisant en sorte que chaque femme soit autonome. Les activités étaient nombreuses et allaient de la prière et de l’oraison à un travail social et économique qui prenait des formes variées en fonction des lieux (tissage, lavage, repassage, fabrication de bougies, éducation des enfants, assistance des malades, des vieillards et des pauvres). Ces travaux donnaient aux communautés, dirigées par la Grande Maîtresse ou Grande Dame, une relative autonomie économique.
Les béguines sont proches des populations les plus pauvres. Non seulement parce que les béguinages essaient de transcender les clivages de classe, mais aussi parce que leurs langues sont celles des peuples. La littérature béguinale va honorer non pas le latin mais les langues « vulgaires », comme le flamand (Hadewijch, décédée vers 1250), l’ancien français (Marguerite Porete, 1250-1310), le bas-allemand (Mechthilde de Magdebourg, 1208-1282) ou le moyen-hollandais (Béatrice de Nazareth, 1200-1268). Cette littérature s’apparente clairement à la grande poésie occitane, celle des troubadours, la poésie de chevalerie, en particulier sa mystique érotique de la fin’amor.
On ne sera donc pas surpris de l’existence d’une filiation, via l’amour courtois, entre la littérature des béguines et la poésie spirituelle des Arabo-musulmans. Car l’Andalousie est l’arrière-fond des poètes occitans et les spécialistes ont depuis longtemps établi l’influence entre ce genre typiquement arabe qu’est le zejel et la technique littéraire des Occitans. Mais le lien n’est pas que formel, il est aussi thématique (identité de l’amour, de l’amant et de l’aimé; pur amour au-delà du châtiment et de la récompense).
Les béguines ne vont pas seulement expérimenter sur le plan social et économique leur quête d’autonomie. Celle-ci est aussi de l’ordre de la pensée. L’existence, chez un certain nombre d’entre elles, d’un authentique questionnement métaphysique, la volonté de faire émerger du sens à partir de ce qu’elles éprouvent intérieurement, suffit à déconstruire le discours élaboré au sein de l’Église et, à l’époque moderne, dans quelques milieux universitaires – discours selon lequel la « mystique » est de nature féminine, tandis que la théologie, la pensée spéculative seraient de nature masculine.
Cette classification, dont on pressent aisément le soubassement patriarcal, ne peut rendre compte des préoccupations intellectuelles de ces femmes comme Hadewijch, Marguerite Porete, Mechthilde de Magdebourg ou encore Béatrice de Nazareth. L’enjeu est ici décisif. Il s’agit de réhabiliter un intellect féminin qui échappe ou, en tout cas, dépasse, à la verticale, la « sensiblerie », 1’« émotivité » et l’« affectivité » accordées aux activités et aux humeurs du « sexe faible ». Que la spéculation métaphysique, que l’ingéniosité philosophique des béguines s’expriment souvent par le biais du poème, de la vision ou du dialogue intérieur, ne remet nullement en cause leur intellectualité.
Le « concept » n’a pas le monopole du langage dans la quête de sens, et nous savons, depuis les Grecs, que le mythos dit, par son mode propre qui est l’image, la même vérité du cosmos, de l’humain et du divin, que le logos, reine des sciences. Il nous faut prendre au sérieux philosophiquement ces textes écrits par les béguines comme Heidegger le faisait pour ceux d’Hölderlin!
« Brautmystik » et « Wesenmystik »
Le mouvement béguinal reflète les tensions et les clivages qui existent dans ce Moyen-Âge européen du XIIe au XIVe siècle, en particulier ceux qui caractérisent le christianisme. C’est pourquoi il serait téméraire de le « lisser » et d’occulter sa diversité pour légitimer une lecture unilatérale. Quels sont les termes de cette contradiction qui peuvent être repérés dans la littérature béguinale? Les spécialistes ont repéré deux grands paradigmes, à la fois héritiers d’anciennes traditions de pensée et annonciateurs de nouvelles dynamiques de sens.
Ils sont désignés par les termes de Brautmystik et Wesenmystik. La première, « mystique de l’amour », dite aussi « mystique nuptiale », décrit la rencontre amoureuse, parfois érotique, avec le Christ. Ce genre littéraire doit énormément aux sermons sur le Cantique des Cantiques de saint Bernard et aux œuvres de Guillaume de Saint-Thierry. Cette mystique, qui s’inscrit dans la tradition cistercienne, est tout à fait en phase avec la conception ecclésiale qui domine à l’époque. Ce paradigme est augustinien-cister- cien: l’expérience de l’amour possède une valeur supérieure sur l’expérience de la connaissance et de la quête intellectuelle.
La Wesenmystik, en revanche, est plus problématique si on la rapporte à l’idéologie officielle. Mystique de l’être ou mystique de l’essence, elle témoigne d’une audace, d’un courage plus grand de la pensée et de l’expérience. Ici, le paradigme est plutôt de type néoplatonicien. Non pas que les béguines étaient des lectrices de Plotin ou de Proclus, mais elles ont en fait « reconstruit » un néoplatonisme, montrant par là qu’il s’agit moins d’une école de pensée qu’une sensibilité de l’âme et de la conscience.
Le chemin du « rien pur et nu »
Là, l’expérience affective est secondarisée au profit d’un mouvement vers la réalité ultime, l’Un, le fond (qui apparaît comme un « sans-fond ») l’indicible. Hadewijch évoque, dans un poème tiré de ses Écrits mystiques des béguines, « ceux qui ont entrevu cette vérité, sur le chemin obscur, non-tracé, non-indiqué, tout intérieur ». Ce chemin mène au « rien pur et nu ». À l’indicible du principe, correspond alors l’indicible de ces cheminants: « Dans l’intimité de l’Un, ces âmes sont pures et nues intérieurement.» Les exemples sont nombreux qui témoignent du caractère apophatique de cette mystique de l’essence. L’identification entre la réalité divine ultime et le « rien pur et nu », « l’abîme du sans-fond » ou « la nudité de l’Un », est l’expression de l’appartenance des béguines à une ligne intellectuelle qui va de Plotin à la théologie spéculative des Rhénans, comme Maître Eckhart, Thierry de Freiberg, Berthold de Moosburg, en passant, bien évidemment, par Denys. Les béguines ont retrouvé le « chemin non-tracé » de cette vision néoplatonicienne, vision pour laquelle la quête spirituelle est fondamentalement une « conversion » vers l’Un. Plotin n’est pas loin! Hadewijch, elle, évoque la « conversion intime à l’Unité»…
L’intellect n’est pas la raison qui calcule. Les Anciens pouvaient, à bon droit, parler d’imagination intellectuelle et d’intuition intellectuelle. Maître Eckhart disait que l’intellect était la
« fine pointe de l’âme », son « étincelle » ( « scintilla animae »), « château fort » également, puissance de l’esprit permettant à l’humain d’être capable de Dieu. Sans une telle conversion de notre regard qui nous donne à voir l’intellect comme capacité spirituelle et jalon vers l’Un, nos pensées resteront prisonnières de ce dualisme qui nous écartèle entre un rationalisme sec et une sentimentalité doucereuse. Si l’intellect est « fine pointe de l’âme», l’amour, alors, est une « lutte ». C’est pourquoi il est légitime de parler d’une théologique mystique chevaleresque de l’essence chez les béguines qui ont parcouru le « chemin non-tracé ». La mystique de l’essence n’abandonne pas le thème de l’amour. Hadewijch d’Anvers ou Mechthilde de Magdebourg, par exemple, lient ces deux dimensions de l’expérience spirituelle.
Confinées à l’affect
Et c’est, pouvons-nous supposer, la dynamique néoplatonisante de l’ œuvre écrite des béguines qui les rendra suspecte. En ces temps, une femme peut, à la rigueur, avoir des visions, être une «prophétesse», mais elle ne peut être porteuse d’une connaissance, d’un enseignement. Elle doit, en quelque sorte, être confinée dans l’espace des affects. À bien des égards, la réponse de l’Église à l’intellectuelle mystique des béguines correspond bel et bien à un rétrécissement de l’horizon féminin: la devotio moderna. Sous ce nom, on désigne le mouvement initié par Gérard Roote et les frères de la Vie commune, au XIVe siècle.
Refusant tous les liens entre pensée intellectuelle et expérience spirituelle, forgés par les béguines de la mystique de l’essence et les théologiens mystiques rhénans, la devotio moderna veut cultiver une spiritualité strictement affective, contemplative et christocentrique. L’un de ses livres de chevet sera L’Imitation de Jésus Christ, de Thomas Kempis (1379-1451). Cette dynamique de la devotio moderna est à l’origine de toute la spiritualité féminine qui va éclore après la Réforme: une spiritualité qui a perdu l’audace intellectuelle des béguines et qui correspond tout à fait à l’image ecclésiale de la femme; une spiritualité qui accompagnera l’École française et la mystique mariale, de Marie de l’Incarnation à Thérèse de Lisieux.
La situation des béguines, entre la fin du XIIe siècle et la fin du XIVe siècle, va évoluer au gré des rapports de force, à l’échelle de la chrétienté ou à l’échelle locale. Le contexte spirituel, sur fond de croisades, est partagé entre une Église latine forte d’une richesse qui corrompt son clergé et ses abbayes, et de nouveaux ordres mendiants, comme les dominicains et les franciscains. Dès les années 1230, l’Église se dote d’un nouvel organe, l’office de l’Inquisition, tribunal dont la vocation est de pourchasser, jusqu’à la mort, les hérésies. Les béguines vont se trouver au carrefour de ces tensions, pour deux grandes raisons. D’abord, parce qu’elles incarnent socialement une entreprise qui échappe trop aux autorités masculines. Ensuite, parce que, sur un plan intellectuel, leur parole malmène le monopole ecclésial de la vérité.
Répression et bûcher
En 1139, le deuxième concile du Latran dénonce ces femmes qui vivent sans aucune règle monastique. En 1233, lors du concile de Mayence, les béguines sont la cible de l’inquisiteur Conrad de Marbourg. En 1311, c’est le concile de Vienne qui les condamne pour hérésie et hypocrisie dans la piété. Elles ne sont pas les seules, car la dénonciation englobe aussi les béghards, les adeptes du Libre Esprit, ainsi que les fraticelles, cette aile radicale de la famille franciscaine. Les béguines sont parfois associées aux hérésies. Notons l’hypothèse de l’un des meilleurs connaisseurs de ces femmes, le père jésuite Joseph van Mierlo, à propos de l’origine du mot « béguine»: il dériverait de al-bigensis, « albigeois » – autrement dit, cathares… !
Mais l’événement marquant de la répression est l’assassinat à Paris, le 1er juin 1310, de la béguine Margerite Porete. À l’instar de Lutgarde de Trèves (1231) ou d’Aleydis de Cambrai (1236), elle est brûlée en même temps que son livre, Le Livre des âmes saintes et anéanties, œuvre axiale de la pensée des béguines et, au-delà, de toute la littérature spirituelle.
Progressivement, tout au long du XIVe siècle, les béguinages se transforment (annexés par divers ordres religieux) ou disparaissent. Ceux qui resteront n’auront qu’un lointain rapport avec la dynamique subversive initiale. Mais la répression contre des femmes ne va pas disparaître pour autant et, dès la fin du mouvement béguinal, l’Inquisition prend pour cible celles qui en sont, d’une certaine manière, les filles et petites-filles, les sorcières de la Renaissance. Le feu des bûchers ne va cesser de s’allumer, causant la mort – au moment où la raison cartésienne s’installe, entre les XVIe et XVIIe siècles – de plusieurs dizaines de milliers de femmes…
Quelles leçons peut-on tirer de l’aventure des béguines? La première est que la pensée, même en sa plus haute abstraction, n’est pas séparable de l’existence sociale concrète des femmes et des hommes. L’:idéal de pauvreté des béguines n’est pas un concept, mais le désir de s’affranchir des lois de fer du capital. La seconde est relative à l’universalité de cette aventure. Par-delà leur christianisme, les béguines appartiennent à cette moitié féminine de l’humanité qui, à travers toutes les religions et cultures, essaie de construire un monde commun, et plus juste pour tous. Ces chrétiennes de l’Europe médiévale sont des sœurs de Rabi’a, la spirituelle irakienne musulmane du pur amour qui les précéda de quelques siècles. Et elles sont bien plus proches des militantes féministes musulmanes, bouddhistes ou hindoues d’ aujourd’hui, qui, dans leurs contextes propres, luttent pour les idéaux de la justice, de l’égalité et de l’autonomie, que de leur Eglise.
La « présence libératrice » de Dieu
Enfin, et sur un terrain plus spirituel, citons la célèbre théologienne catholique écoféministe américaine Rosemary Radford Ruether. Elle nous parle de Dieu en des termes que les béguines auraient sans doute appréciés: « La transcendance de Dieu n’a rien à voir avec le fait d’être masculin, à l’extérieur, lointain et désincarné. L’immanence de Dieu n’a rien à voir avec le fait d’être féminine, à l’intérieur, proche et corporelle. […] La transcendance de Dieu signifie sa liberté radicale envers tous les systèmes humains de distorsions oppressives, de péché et de mensonges. L’immanence de Dieu signifie sa présence libératrice en nous, au travers de nous et au-dessous de nous, présence qui nous donne le pouvoir de nous libérer de cette réalité oppressive de péché et de mensonges. ».
Mohammed Taleb
Philosophe, enseignant d’écopsychologie à l’École Supérieure en éducation sociale de Lausanne (Suisse), il a dirigé l’ouvrage Sciences et archétypes, fragments philosophiques pour un réenchantement du monde, hommage au professeur Gilbert Durand (Dervy, 2002).
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